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INTERVIEW DE LA CELLE-SOUS-MONTMIRAIL

 (Paru dans L’Echo de La Celle, le 3 octobre 2009)

 

Pouvez-vous, tout d’abord, vous présenter ?

 

Je m’appelle La Celle-sous-Montmirail et suis âgé de plus de 800 ans. Je suis un petit village niché au creux de la vallée du Petit Morin à environ 6 kilomètres au sud-ouest de Montmirail.

 

Connaissez-vous l’origine de votre nom ?

 

Tous les historiens qui se sont penchés sur mon cas sont maintenant d’accord pour dire que le nom « Celle » date d’environ 1183 et serait un dérivé du latin « celare » qui signifie « fermé ». On m’a expliqué que, par extension, ce terme avait un rapport avec « cella » qui désigne un local clos comme une sorte d’ermitage.
J’ai toujours pensé que ce n’était pas le fait du hasard que la plus ancienne maison de chez moi s’appelle « Le Prieuré ».
En tout cas, je trouve que ce nom de « La Celle » me convient fort bien, étant moi-même d’humeur plutôt calme et sereine.

 

Ce que vous dites fait penser à la contemplation religieuse.

 

 En effet, je me souviens qu’au cours du XIIe siècle, une petite communauté monastique s’est installée chez moi dans une « cella ». Certainement pour y méditer au calme et commencer à cultiver le blé et la vigne. Malheureusement, je ne me souviens pas de l’exact endroit de leur résidence.
Tout comme je ne me rappelle pas du mégalithe érigé sur un de mes lieux-dits qu’on appelle « La pierre Fritte », ni de l’implantation gauloise, à cet endroit, confirmée par des fouilles effectuées en 1843 qui ont mis à découvert des tessons de poteries, une pièce de monnaie en bronze et une lame de couteau.

 

Je vous prie d’excuser mon grand âge et ma mémoire défaillante.

Essayez de vous concentrer et de vous souvenir encore  de ce XIIe siècle.

 

C’est l’époque de la construction de notre église Saint-Martin.
Dans mes jeunes années, je me suis livré à quelques recherches qui m’ont appris, qu’à l’âge de 44 ans, Saint-Martin s’était installé près de Poitiers pour y créer un petit ermitage réunissant la première communauté monastique de la Gaule.
Vous comprendrez donc pourquoi les bâtisseurs de mon église ont eu raison de lui donner ce nom et pourquoi je me sens héritier de cette histoire.

 

Je voudrais prendre un instant pour vous raconter cette journée mémorable du 22 mars 1780, moment du baptême de la grosse cloche de notre église et de sa petite sÅ“ur. Elles venaient tout juste d’être refondues.C’était, en quelque sorte, une deuxième naissance puisqu’elles avaient déjà vu le jour en 1606. Peut-être était-il nécessaire de leur refaire une santé après 174 ans de loyaux services…je ne saurais me prononcer n’étant pas compétent en « médecine des cloches » (rires).
Monsieur le curé Toussaint Martin (cela ne s’invente pas !) conduisait la cérémonie. Monsieur de Barnoux et Madame Simon furent désignés comme parrain et marraine. La plus grosse des deux sœurs fut nommée Charlotte et fut fondue de nouveau en 1953, re-baptisée et changea encore de prénom. Elle s’appelle désormais du doux nom de Martine mais… pour combien de temps…
En avril 1908, Monsieur le Préfet de l’Aisne a pris un arrêté extrêmement précis et complet relatif à l’usage de ces cloches.
Les sonneries religieuses ne pouvaient pas être données à plus de deux reprises.
En temps d’épidémie et afin de ne pas affoler ma population, celles-ci pouvaient être suspendues.
Les sonneries civiles étaient autorisées pour la Fête nationale et en cas d’événements très exceptionnels nécessitant l’information de mes habitants.
La sonnerie en volée était formellement interdite en cas d’orage.


Aucune ne pouvait excéder une durée de 10 minutes sauf cérémonies particulières.


Je me souviens aussi très bien des deux statues en chêne de Saint-Nicolas et Saint-Martin qui ont été volées dans les années 1970. Aucun de mes habitants n’a su quoique ce soit de ce méfait et j’ai, moi-même, dû manquer de vigilance ce jour-là…

 

Des fresques médiévales, en lambeaux, existent encore de part et d’autre de l’autel de ma petite église ainsi que des armoiries peintes sur les deux côtés de la nef.

Au fil du temps, quatre tableaux du XVIIIe siècle contenus dans notre église, se sont beaucoup dégradés et n’ont été que récemment restaurés grâce à la constance et au courage d’un des mes habitants : Monsieur Zinovieff.

Ceux-ci représentent : le baptême du Christ dans les eaux du Jourdain, Saint-Martin, La Présentation du Christ et  Saint-Vincent, le patron des vignerons.

Ce qui peut laisser supposer que des vignes avaient bien été plantées sur mes coteaux.

 

Une preuve supplémentaire s’il en est besoin: « Le Vinet », nom donné à l’un de mes hameaux.

Je reviendrai plus tard sur la question de mes rapports avec la vigne. Puis-je me permettre de prendre un instant pour vous raconter une histoire humaine concernant notre église ?

 

Bien sûr, nous avons tout le temps et vous êtes tellement passionnant…

 

(Après avoir rougi un court instant) Le curé Thomas Salot a vécu assez douloureusement la guerre franco-prussienne de 1870. Il avait alors en charge la cure de Vendières et la nôtre. Les prussiens l’avaient poursuivi en février 1871 pour avoir fondé la « Compagnie des Francs Tireurs » de Champagne. Une grande première dans l’histoire des guerres !

 

Il avait donc dû interrompre son ministère pour fuir et l’autorité civile s’empara des clefs des églises sans vouloir lui rendre à son retour  après la signature de la paix.
Les deux cures furent confiées à d’autres et le pauvre abbé fut traîné devant le Conseil de Guerre pour vols et pillages. Or, il était convaincu d’avoir commis ces actes, qu’il reconnaissait d’ailleurs, sur la personne de l’ennemi et au nom de sa Compagnie dont il soutenait qu’elle avait été reconnue par les autorités françaises. Malgré sa non condamnation, les calomnies et les rumeurs persistèrent. Il en souffrit tout le reste de sa vie et en garda une grande amertume.

 

 Parfois, la petite histoire individuelle peut rejoindre la grande !

 

J’ignore les suites qui ont été données au courrier de doléances qu’il a adressé à Monsieur le Préfet en mars 1872 puis en mai 1873. Je les tiens à votre disposition si vous le souhaitez.

Pouvez-vous nous parler de votre histoire plus récente et nous donner votre sentiment général sur ces très nombreuses années que vous avez vécues ?

 

Dès le début de ma longue histoire j’ai été situé dans une zone de transition entre ce que les Francs appelaient la « Campagna » (la Champagne) et la « Bria » (la Brie). J’ai longtemps bien aimé cette position d’intermédiaire entre deux régions. Cela me rappelait le rôle de conciliateur que Saint-Martin avait joué tout au long de sa vie et en particulier dans les conflits entre clercs ou encore pour obtenir la grâce de certains condamnés.

 

Les choses se sont un peu gâtées, au XIe siècle, lorsque j’ai pris conscience que 
j’appartenais à la seigneurie de Montmirail et du comté de Champagne. En même temps, le baillage dépendait de  Sézanne, l’intendance de Châlons et le diocèse de Troyes. Le militaire relevait de la Champagne et de la Brie et l’administratif de Châlons.
Un imbroglio qui a failli, à une époque, me faire perdre la tête…mais j’ai tenu bon…

 

 Au moment de la Révolution Française j’ai été rattaché au département de l’Aisne récemment créé et dont le chef-lieu se situe à Laon distant de plus de 100 kilomètres !
Depuis, cela fait de moi la toute dernière commune du sud de l’Aisne.
Plus original encore : mon hameau de Coucermont que certains de mes habitants appellent « l’appendice de l’Aisne », parce qu’il est la dernière excroissance du département qui pénètre en Seine et Marne.

Depuis que je bénéficie de l’électricité, j’ai parfois entendu dire que nous étions « les oubliés en bout de ligne …les derniers servis…les derniers dépannés ».
La rançon de notre originalité ? Mais aussi de notre importance. Il faut bien que quelqu’un ou quelque chose se dévoue pour terminer ou délimiter un territoire !

 

Je n’ai jamais été le théâtre d’évènements historiques notables. Je n’ai  donné naissance à aucun personnage célèbre (hormis deux ou trois qui résident actuellement chez moi incognito… je n’en dirai pas plus). Mais je suis très loin d’être seul dans ce cas en France et même ailleurs.
Je peux vous assurer que je ne suis aucunement jaloux que Jeanne d’Arc soit passée à Montmirail, que la bataille de Marchais-en-brie soit restée dans les mémoires ou encore qu’Henry IV ait commis quelques « écarts amoureux » dans le coin. En ce qui concerne la halte de Louis XVI à Montmirail, à l’occasion de la « fuite à Varennes »,  toutes les conjectures sont encore à l’œuvre.

 

Ma vocation reste celle d’offrir un havre de sérénité très proche de mes origines et loin du « bruit et de la fureur du monde ».
Et j’en suis fier…mais je dois, par honnêteté, préciser que mon collègue « Le Petit Morin » y contribue grandement.
J’espère d’ailleurs que vous lui donnerez la parole après notre entretien.

Pourquoi et comment cette appellation « sous Montmirail » ?

 

Ce nom a été en vigueur jusqu’en 1792 puis une fâcheuse erreur de transcription a supprimé cette appellation. Malgré mes recherches, je n’ai jamais pu connaître l’identité du coupable a qui j’avais une furieuse envie de tirer les oreilles…
Je me suis donc retrouvé avec la seule appellation de « La Celle »…source de confusion avec d’autres communes portant le même nom.

 

Entre autres fâcheuses conséquences, il y eut de regrettables erreurs postales. Je me rappelle très bien le cas de cet ancien combattant de la guerre de 14-18 qui n’a jamais reçu son carnet de pécule, celui-ci s’étant égaré dans un autre « La Celle » et distribué à un homonyme. Ce pauvre soldat (qui avait tellement souffert) n’a jamais pu exercer de recours…
Un autre de mes habitants, sinistré, n’a jamais reçu son indemnité pour dommages de guerre.

 

Trop, c’était trop !
Mon conseil municipal, réuni en 1923, a demandé (avec fermeté) aux autorités la réattribution de « sous Montmirail ». Ce qui lui a enfin été accordé en décembre 1923Je veux bien admettre ne pas être mondialement connu mais je tiens à ce que les hommes et femmes qui me font vivre soient reconnus et distingués des autres et reçoivent leurs mandats et leurs lettres d’amour…

J'ai entendu dire que vous avez une école.

 

Plus exactement, « j’avais » une école. Le nombre de mes habitants est monté jusqu’à 258 en 1836, puis est descendu à 63 pour remonter maintenant à un peu plus d’une centaine. J’étais fière de mon école lorsque « je faisais  le plein d’âmes ». Elle est maintenant fermée depuis plus d’une trentaine d’années.

 

Elle avait été créée dès 1632 et a compté jusqu’à 45 élèves en 1888 ! Elle a toujours été gratuite grâce à des legs des familles Bourbon et d’Estrées de Coeuvres. J’aimerais qu’on s’en souvienne…


Ici, je risque d’être un peu confus et vous prie de m’en excuser. Les documents ne sont pas clairs. Ce qui n’est pas de mon fait…mais je vous  explique...

L’acte des généreux donateurs stipulait que: « la place de maître d’école ne pourra être remplie que par un laïc et non par un prêtre, encore moins être réunie en la personne d’un vicaire ou chapelain ».

 

Il n’en reste pas moins que deux « sœur de charité » ont été chargées de délivrer l’instruction à nos enfants. Allez savoir ce qui s’est passé…déjà les mystères des relations entre le confessionnel et la laïcité ?

 

Je n’ai jamais compris si un maître laïc avait exercé avant la Révolution. Ce que je connais, en revanche, c’est le nom de mon premier instituteur en titre : Monsieur Charles Hermand à qui a succédé Monsieur Laplaige, en 1804 et qui s’installa dans sa propre maison.
Celui-ci m’avait confié, sous le sceau  du secret (que je peux maintenant lever), qu’il acceptait l’absence de ses élèves tous les dix jours ; moment de fête important…le moment de la fabrication du pain en famille !
Il me raconta aussi qu’il « faisait le plein » d’élèves surtout pendant l’hiver. Le reste du temps…beaucoup d'absentéisme… travaux des champs et bêtes obligent !

 

En 1876, la salle de classe étant devenue insuffisante, on y ajouta une nouvelle construction. C’est vous dire que j’ai connu ma « période de gloire scolaire » !...

 

Me revient, tout-à-coup à l’esprit le montant du traitement de notre instituteur dès 1881. Celui-ci était de 1.550 francs. Mieux encore (quelle mémoire !) je me souviens que, dans ces années, nous avions une « maîtresse d’ouvrages à aiguille Â» rémunérée à hauteur de 60 francs. Notre maître a été augmenté jusqu’à 1.930 francs en l’année 1889.

 

 

Pouvez-vous dire quelques mots, pour nos lecteurs, à propos de votre lavoir ?

 

Excusez-moi…pas « votre » mais « vos ». J’ai, en effet, deux lavoirs. Tentons d’être précis et rigoureux.

 

Désolé. J’espère ne pas vous avoir vexé.

 

Pas du tout. Je vous ai dit d’emblée que j’étais d’un caractère calme et serein.

 

L’un d’eux se trouve dans mon hameau de Coucermont que j’ai déjà évoqué tout à l’heure. Sa réfection est très récente et quand vous êtes à l’intérieur vous pouvez vous dire que vous mettez peut-être les pieds dans le tout dernier bâtiment communal du département de l’Aisne…pour les raisons que j’ai déjà exposées et que vous n’avez certainement pas oubliées.
Mon autre lavoir se situe en bordure du Petit Morin, juste après le pont qui mène à ce que certains appellent « mon centre ». Il est implanté sur le lieu-dit « Le Pâtis de la Celle ».

 

J’ai gardé précieusement le courrier en date du 5 juillet 1911 de Monsieur Cresson, architecte à La Ferté sous Jouarre. Il y expose l’étude de la construction des deux bâtiments et précise que celui de Coucermont est « établi pour neuf places et même douze en se serrant ». Quant à l’autre il est « prévu pour douze laveuses, seize en se serrant ».
 C’est l’entreprise Péchon-Guillet de Condé en Brie qui sera chargée, en 1913, de l’exécution des travaux pour un coût total de : 5.415 francs et 29 centimes (dont 3.782 francs pour celui du « Pâtis »).
Un investissement considérable pour moi et que j’ai un peu regretté. J’ai, en effet, souvent constaté que beaucoup des mes habitantes lui avaient préféré les blocs de béton, vestiges du pont provisoire construit pendant la réfection du pont principal. Un habitant complaisant avait même aménagé, au bord du Petit Morin, une planche fixée sur des pieux pour leur faciliter la tâche. Elles y apportaient leurs « lavoches ». Vous savez ? ces fameuses boîtes en bois garnies de coussins ou, plus souvent, remplies de paille pour s’agenouiller plus confortablement. (regard interrogateur de l’intervieweur). Je vous sens dubitatif. Vous ne connaissez peut-être pas ce terme de « lavoches » mais dans d’autres régions ont dit aussi: « barrots, triolos, carrosses ou encore gardes-genoux ». De quelle région êtes-vous ? (pas de réponse du journaliste…retenue professionnelle…).
Enfin, je peux les comprendre, mes habitantes. Elles préféraient sûrement  la propreté de l’eau courante du Petit Morin à celle d’un lavoir.
Je me souviens aussi qu’elles avaient choisi un jour en commun pour être certaines de pouvoir se raconter tous les potins du coin. Des lavages et la nature des taches pouvaient dire des choses sur la vie intime des familles…certains préféraient alors « laver à la maison »…la vie quoi… Ah ! Mes habitantes !

 

Oh !

A mon tour d’être désolé. Je me reconnais honnêtement une certaine misogynie que me reproche d’ailleurs souvent mon collègue « Petit Morin ». Mais continuons sur ce lavoir.Je constatais objectivement (tout parti pris masculin mis à part)  qu’il était le lieu privilégié des rencontres. La qualité du linge signait le niveau social. 

Plus récemment, il y a une dizaine d’années environ, je me suis dit, qu’après tout, je faisais partie de la région du grand La Fontaine. Mon conseil municipal ayant eu vent de l’organisation du « Labyrinthe fabuleux », il a décidé de m’y inscrire. Sorte de circuit touristique se promenant de lavoir en lavoir du sud de l’Aisne, chacun Ã©voquant une fable. On m’a attribué « Le lion malade et le renard ». Une histoire de ruse et de méfiance où le renard,  finalement plus rusé que le lion, évite de tomber dans son piège machiavélique.

Un petit conseil entre nous : avant d’aller voir les fresques peintes aux murs, relisez ce texte. Bien que très rural, je suis capable d’inciter à la culture et même la plus haute…La Fontaine tout de même !

Puisque nous en sommes à la poésie, j’aimerais vous confier un secret très personnel. Certains noms de mes lieux-dits me ravissent tout particulièrement, comme par exemple : « Les Charmes » (pour sa légèreté), « Mocquebouteille » (pour son humour), « La Mouche » (pour son naturel), « Les Figures » (pour son mystère) ou encore « La Pierre Fritte » (pour son étrangeté).

A propos, vous devez, depuis tout à l’heure, être intrigué par ce nom. La « Pierre Fritte » (Petra Ficta) est l’autre nom donné aux « pierres longues »…en fait…aux menhirs. Vous voyez bien que je remonte à la nuit des temps… (Sourire). Mais excusez-moi pour ce moment d’égarement très intime.

Non, je vous en prie. Tout ceci est très émouvant. Permettez que nous passions maintenant à ce que vous savez de la vie et des mœurs de vos habitants.

 

Volontiers. Je ne sais trop pourquoi, mais je me souviens avec exactitude de certaines statistiques concernant quasiment tout le XVIIIe siècle.
Le siècle avait commencé assez fort avec, en l’an 1706, 3 mariages, 12 baptêmes et 14 décès.
L’année 1734 s’était révélée plus calme avec : 1 mariage,  8 baptêmes et 3 décès.
1778 avait montré une belle constance et 1790 perpétuait un certain « rythme de croisière ».
La Révolution ne semblait pas avoir eu de répercussions sur notre vie.

 

Certains évènements ont retenu ma mémoire.
En 1711 : baptême du fils « naturel » du seigneur de Pomesson et de sa servante (une histoire d’amours cachées, une histoire de tout temps).
1724 : enterrement de Jean Rondeau, noyé dans le Petit Morin (triste année dont mon collègue garde encore le souvenir).
En 1774, nous avons enterré Jean Antoine Fagot « maître tirbouchonnier » (ce métier a disparu depuis longtemps…dommage…et ce mot faisait entendre une belle musique).
Et puis, il y a eu le baptême de « Fait la soupe » en 1789 (grande fête mais année fatidique !)

 

Le XVIIIe siècle a connu une lente mais certaine progression des mariages, un nombre constant des naissances (sauf un creux en 1886) et une « envolée » (si j’ose dire) des décès en 1886, non compensée par un très faible score des naissances.
Je suggère des recherches sur ce dernier point. Mais qui serait preneur ? En dehors de vous, qui s’intéresse vraiment à moi ?

 

La constitution physique de mes habitants n’a rien de très particulier. Il y a toujours eu des gros, des maigres, des grands et des petits, plus des moustachus et des barbus.
Tout au début, ils se nourrissaient essentiellement de légumes et s’abreuvaient de cidre. Peu à peu, ils ont pu faire usage de viande et d’un vin qui restait tout de même, il faut l’avouer, une « piquette » qui faisait tourner un peu la tête et réchauffait pendant l’hiver. C’est moi qui emploie peut-être à tort ce terme car ils parlaient plutôt de « boisson » pour ce mauvais vin. Une petite parenthèse, si vous permettez, à propos de la « piquette »…en fait, une sorte de macération, dans l’eau, de plusieurs fruits écrasés.
Enfin…des liquides qui n’étaient pas de la meilleure qualité !

Mais ils avaient à cœur de faire eux-mêmes leur vin, peut-être en hommage à Saint Vincent dont je parlais tout à l’heure. Et c’est surtout cela qui compte pour moi et que j’aime me rappeler.

 

Une partie de mon terrain glaiseux permettait la pousse de la « châteluche », une sorte de chicorée qui terminait les repas.
Ils restaient très attachés à faire fructifier leur patrimoine et ceci, la plupart du temps, avec honnêteté et courage. Mon devoir de réserve m’oblige à taire certains secrets…
La proximité de Paris a fait qu’ils ont toujours parlé un français assez classique.

 

Les femmes attendaient, avec impatience, la fin de l’hiver pour porter le chanvre, qu’elles avaient tissé,  Ã  un artisan qui en faisait de la toile. Elles se sont presque toujours consacrées aux animaux domestiques comme les chevaux, les bÅ“ufs, les moutons ou les porcs.

 

Les hommes eux se sont surtout consacrés aux cultures. Ma partie nord argilo-silicieuse est fertile. En revanche mon sud-ouest uniquement argileux est plus difficile.
On y cultivait surtout le blé, l’avoine, le maïs, un peu de seigle et d’orge et enfin la pomme de terre et la betterave.
Mon sol produit naturellement (comme peut-être partout ailleurs) du pire au meilleur ; comme par exemple la ciguë et la belladone. La ciguë, je passe, vous voyez ce que je veux dire…Quant à la belladone…la « belle dame » », « la belladonna » comme disent les italiens…cette plante qui agrandit la pupille des femmes pour les rendre plus belles  encore !

 

Pour compléter les revenus, les hommes cassaient les noix et portaient les cerneaux au moulin à huile. Tout était bon dans cette merveille ! La première serre donnait l’huile comestible et la seconde l’huile combustible.

 

La production du cidre est restée très active jusqu’à nos jours tout au long de la vallée de mon collègue « Petit Morin ». Je vous recommande tout particulièrement d’aller voir le magnifique pressoir à cidre qui se trouve à Couargis (hameau de La Couarde), à deux pas de chez moi. Simplement, sachez que vous serez alors en Seine et Marne !
Au même endroit, visitez le superbe moulin à farine restauré récemment.
Je me sens prêt à établir un guide touristique ! (rires).

 

Je laisserai le soin à « Petit Morin » de vous parler des gros problèmes de réglementation de son débit et des conséquences sur la faune et la flore.

Et le train qui passait chez vous ? Racontez-nous.

 

Les premiers travaux, permettant l’installation de la ligne allant de Montmirail à La Ferté sous Jouarre, ont commencé chez moi en 1888 et ceci sur une longueur très précise de 3 kilomètres  253 mètres (admirez ma précision…rires). Ici, j’ai peu de mérite car il s’agissait, pour moi, d’un sacré événement !
Il fallait non seulement préparer l’implantation de la ligne mais aussi prévoir des ouvrages de remplacements et de voirie temporaires tant que celle-ci n’était pas terminée.

 

Une fois en fonction, je me rappelle  ma petite gare qui accueillait ce train pour une halte très brève d’une seule minute ! Il fallait faire vite pour confier son courrier qui allait être trié à La Ferté-sous-Jouarre.
Jusqu’en Juillet 1914, il existait trois services partant de La Ferté sous Jouarre qui mettaient 1 heure et 45 minutes pour me rejoindre ! On aurait pu l’appeler le « Tortillard »… A propos c’est aussi le nom d’un orme assez spécifique de ma région (excusez-moi, je suis un peu « en vrac » aujourd’hui).
Mais, finalement, on l’a surnommé « Le Tacot » ou le « Gueulard », lui qui s’annonçait à chaque croisement de route ou signalait son arrivée près des stations.
A partir du mois d’août de cette même année les choses ont bien sûr radicalement changé et ce train a rendu d’énormes services surtout pendant la « première bataille de la Marne » et notamment pour le transport des troupes.

 

C’est avec grande tristesse que j’ai assisté à sa disparition en 1947 ! D’autant plus, que je me souviens avec nostalgie du train No 31 qui partait tous les lundis à 6 heures 20 de La Ferté sous Jouarre pour être à l’heure à l’ouverture du marché de Montmirail. Déjà le marché de Montmirail le lundi…rien n’a changé à cet égard !
A son arrivée, certaines femmes se précipitaient pour tirer l’eau bouillante de la chaudière dont elles se servaient pour leurs lessiveuses.
Une belle leçon d’écologie et d’économie d’énergie avant l’heure !

 

Ce jour-là, des wagons spéciaux étaient affrétés pour transporter ce qui allait être vendu au marché. D’autre fois, notre train s’adjoignait des wagons-bennes pour le transport de toute sorte de matériaux. 
Seuls les arrêts de mes voisins comme Courcelle, La Couarde ou Marchais étaient ouverts à «un service des voyageurs avec bagages et chiens ».
Chez moi, seulement  que des « voyageurs sans bagages»…et puis, les élèves de l’école qui se levaient d’un bon pour regarder le train qui passait…nostalgie…

 

Je ne suis pas le seul nostalgique puisqu’une association courageuse a réussi à reproduire, grandeur nature et à l’identique la locomotive de notre « Tacot ».

Un grand merci pour cet entretien. Un mot à ajouter ?

 

Quelques uns… avec votre permission.
Tout d’abord, des souvenirs toujours très émouvants pour moi.

 

Au premier étage de ma mairie,  tout au fond d’un vieux placard, se trouve un petit cahier à grands carreaux, de la « Librairie générale des écoles » de Meaux. Une écriture fine et délicate raconte l’histoire de mes tout jeunes « poilus » disparus au front ou des suites de cette sinistre guerre de 14-18.
Quelque temps après la guerre, on a gravé leurs noms sur une plaque que vous pouvez voir sur la cheminée du secrétariat mairie.
Le plus âgé avait 32 ans et le plus jeune…20 ans…
Il y a d’abord Marcel Cheutin né, chez moi, en 1892 et décédé, des suites de ses blessures, en 1920. Il avait « contribué au succès obtenu en opérant d’abord le passage de vive force d’un canal puis en construisant trois ponts sous de violents bombardements ».
Et puis, Maurice Cousin tué à l'âge de 20ans en Argonne et qui n'a jamais su qu'on lui avait attribué la Croix de guerre avec étoile de bronze à titre posthume.
Les deux frères Frérebeau, Lucien et Noël à qui il reste pour toujours un magnifique nom de famille. Lucien a été tué en Belgique dès l’année 1914 et Noël, juste deux mois auparavant, dans la Meuse.
Auguste Patou, lui, est mort en 1916 après avoir été trois fois grièvement blessé. C’est l’éclat d’obus, reçu à la tête, qui a fini par l’emporter devant Verdun.

 

Sans oublier mes voisins de Saint-Barthélémy et les deux frères Molin, ni Alphonse Fontaine de Verdelot. Ah ! Verdelot !... ses 48 disparus et ses 52 hameaux ! Presque un mort par hameau !

Tout au début, souvenez-vous, je vous disais que j’allais revenir sur mes rapports avec la vigne.

 

Je me dois de rappeler que mon appartenance à la Champagne viticole a été déterminée dès 1908, puis réaffirmée en 1927. Les usages vitivinicoles étaient encore en vigueur, chez moi, à la fin du XIXe siècle et ont perduré jusqu’après 1920.
Je présente des caractères d’environnement favorables comme : l’exposition, l’insolation, les pentes, l’altitude, la qualité des végétaux et la pédologie.

J’ai constaté, avec joie, que certains de mes habitants se sont mobilisés pour demander mon intégration dans la zone AOC « Champagne et Coteaux champenois ».
Des experts m’ont rendu visite pour m’étudier « sous toutes les coutures ». Les carottages enfoncés dans mon sol m’ont été douloureux  mais je suis arrivé à supporter la douleur…que ne ferait-on pas pour la bonne cause !

 

Pour l’heure, les autorités n’ont pas encore répondu à notre demande mais je ne désespère pas d’avoir une réponse positive.

Une dernière chose et j’en aurai terminé.
Il y a encore un an, les mariages étaient célébrés au rez-de- chaussée de ma mairie, dans la petite pièce servant de secrétariat et d’accueil. Les amoureux étaient, bien sûr, heureux de se marier dans « leur mairie ». Mais certains m’ont confié qu’ils auraient préféré un lieu plus festif et convivial pour accueillir leur union.
Certains habitants courageux et de bonne volonté ont entièrement réfectionné le secrétariat et aménagé une salle du premier étage qui sert de lieu de réunion et pourrait être dévolu aux futurs mariages.


Mais ceci n’est qu’une étape !
Les projets d’amélioration de la salle des fêtes sont déjà très avancés. Un jour prochain…dans cette salle…de grandes fêtes et de grands mariages ?...

Je suis un petit village mais je suis en vie, j’avance, j’ai des projets et peut-être encore des rêves en réserve…

 

 

 

 

 

(Propos recueillis par Jean-François DEFIVES)

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